Voici la nouvelle "Eaux Nantaises", ayant reçu le 3ème prix au concours L'Atalante, La Plume et le Clavier, en juin 2020.
Eaux Nantaises
Nantes 2049. En sortant de chez moi j’enjambe la planche qui permet de rejoindre l’immeuble d’en face depuis une de ses fenêtres sans carreaux. Plus question de passer par les escaliers, ils sont inondés depuis plusieurs années désormais. De toute façon, l’odeur pestilentielle qui embaume toute la ville n’est un mystère pour personne ; elle provient de cette eau stagnante charriant les déchets d’une génération d’imbéciles heureux qui auront gâché la vie des suivantes.
Je m’arrête un instant entre deux eaux. La vue est presque belle, reposante. Les rues sont inondées sur une hauteur de plusieurs mètres par une eau dont la couleur oscille entre le vert et le marron, teintée de bouts de plastiques poétiques chamarrés voguant au gré des éléments. Par endroits, on la voit même qui bout, amas insolite de transparence empoisonné.
L’odeur insupportable me tire rapidement de ma rêverie et je manque basculer vers une mort certaine ; d’aucuns ont essayé par le passé de nager dans les eaux de Nantes, personne n’en est jamais ressorti vivant. Tremblant de tous mes membres, je tente de reprendre contenance et équilibre sur ma planche de salut précaire et poursuis ma route. Juste à temps. Le soleil se lève et avec lui la température et des rayons du soleil aussi brûlants que la flamme d’un réchaud à gaz. On est en mars, et il va bientôt faire près de 40 degrés.
- Ben alors mec, qu’est-ce qui va pas ? T’as pas l’air bien ce matin ? interroge une voix rauque qui émane de la pénombre de la pièce dans laquelle je viens d’entrer. Franck, cinquantenaire optimiste.
- Comment tu veux que j’aille bien ? T’as vu cette merde tout autour ? J’en ai marre de manger des vieilles conserves abandonnées, de faire bouillir l’eau de pluie à cause de la pollution, d’être bloqué dans un mini-quartier parce que c’est impossible de traverser la rue Jean jaurès, le château ou Bouffay, marre d’être enfermé dans une prison puante sans électricité et sans avenir ! Je veux aller sur les hauteurs, me barrer d’ici !
J’hurle après le pauvre Franck qui n’a rien demandé, à moitié au bord des larmes, désespéré, soudain recroquevillé au sol. Le vieux se lève et s’accroupit à côté de moi, posant une main rassurante sur mon épaule. Mais rien ne pourra me faire aller mieux. Rien.
- En même temps j’ai jamais compris pourquoi ta mère avait refusé de monter dans le dernier bateau pour les terres, souffle le vieil imbécile. Moi, je pouvais pas quitter Fifine, la pauvre. Elle aurait jamais accepté de monter dans un bateau avec toute cette eau autour.
Il se tourne vers un amas de poils qui gît dans un coin de la pièce. Pauvre fou. Ça fait un bail qu’elle est morte, Fifine. D’ailleurs, je ne me rappelle même pas l’avoir déjà vue en vie. Ça se trouve, il s’est jamais sauvé à cause d’un vieux truc à moitié empaillé.
Ça me déprime encore plus. Je me rappelle, moi, pourquoi on n’est pas montés dans le bateau à l’époque. Elle y croyait dur comme fer. Une optimiste encore plus folle que Franck. Elle disait que tous ces cons allaient crever dans les terres, qu’ils s’entretueraient pour quelques patates, alors que cette histoire de réchauffement climatique c’était des conneries, des mensonges des associations d’écolos et autres conspirationnistes. Elle me disait que l’eau allait partir d’un coup et que la ville serait à nous seuls, qu’on emménagerait dans le château des ducs et qu’on deviendrait les roi et reine de la ville. Et moi je la croyais, innocent, des étoiles dans les yeux, parce qu’elle me faisait rêver, qu’elle m’avait toujours fait rêver. Et puis, un jour, alors que le bateau était parti depuis longtemps et qu’on ne croisait presque plus personne dans les immeubles abandonnés, elle s’était mise dos à la fenêtre de l’appartement qu’on squattait depuis plusieurs mois. Un bel appartement de riches qu’on n’aurait jamais pu se payer avant. Il était dégueulasse maintenant, à peine vivable avec toute cette humidité, la moisissure et les murs qui se cassaient la gueule. Elle m’avait sourit. De ce sourire franc et lumineux qui était mon rayon de soleil quotidien, toute ma vie. Je le lui avais rendu, comme à mon habitude, un sourire innocent d’enfant qui entre doucement dans l’âge adulte et dont la mère est tout ce qu’il a au monde.
- Tu vois, mon fils, je te l’avais dit. C’étaient des conneries de conspirationnistes, m’avait-elle soufflé.
Elle avait fait un seul pas en arrière.
Je me rappelle encore avec force la douleur fulgurante qui avait enserré mon coeur alors que je m’étais précipité, hurlant de fureur et de désespoir, cherchant du regard dans l’eau opaque le moindre signe de vie, la moindre excuse pour me permettre de sauter à mon tour.
- Hey, petit…
C’est Franck qui s’inquiète. J’ai dû rester prostré, plongé dans mes souvenirs, pendant de longues minutes. Pauvre vieux.
- Je vais partir, Franck. Tu veux venir avec moi ?
Il me regarde avec ses grands yeux bleus fatigués embués de larmes avant de se détourner en se relevant.
- La Fifine a besoin de moi…
J’ai une boule au ventre qui enfle violemment, me prend aux tripes et me donne la gerbe. Pauvre fou.
Je retourne l’appartement. Chaises, tables, fenêtres, étagères, morceaux de lambris, draps et tissus divers, conserves et allumettes. J’explore les appartements voisins, je vais partout où ma planche de fortune me permet d’aller pour récupérer ce que je peux. Franck me donne même sa lampe torche qu’il gardait farouchement et une boîte de quelques piles à moitié usées. Je manque de tomber dans l’eau à de nombreuses reprises, chargé comme une mule de mes nombreux butins.
Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi n’ai-je pas tenté de convaincre ma mère à l’époque, pourquoi n’ai-je pas essayé de m’enfuir plus tôt ? Tout cela n’a aucun sens. Je vivote depuis si longtemps désormais que j’en avais oublié la fureur de vivre, l’envie de m’en sortir, de goûter à une vie meilleure, de toucher la terre ferme, enfin.
Je travaille dans l’ancienne cuisine, là où il y a du carrelage. Ça me permet de faire un feu, d’oeuvrer à la faveur de la nuit, quand la chaleur est moins suffocante et les remontées pestilentielles moins irrespirables.
J’ai peur. Peur de l’échec, peur de mourir comme ma mère, happé par l’océan d’immondices qui a envahit Nantes, peur de me faire tuer par mes congénères qui ont apprit à se battre pour survivre. Monde de fous. Je dois partir d’ici au plus vite.
Ce sera la nuit. Le jour, il fait trop chaud, mon navire de fortune risque de brûler et moi avec, sans compter le risque lié aux émanations de l’eau polluée. En plus, ça me permettra de passer plus ou moins inaperçu, en espérant que ma lampe torche ne soit pas au contraire le faisceau d’un phare en pleine mer et une invitation à l’attaque.
Mon vaisseau ne ressemble à rien. Une sorte de bordel de bouts de meubles, de planches, de métal et de tissus, le tout surplombé par un canapé en pièces mis à l’envers pour créer un abri plus que sommaire. J’espère qu’il ne prendra pas l’eau.
J’attache un bout avec un drap que j’accroche à la fenêtre et je le pousse au-dehors. C’est terriblement lourd. Et si ça ne flottait pas ? J’ai voulu créer un radeau plus solide, quelque chose dont le fond et les bords sont les plus épais possible pour réduire le risque du contact direct avec l’eau. Mais je n’y connais rien après tout. Et si il coulait ?
Je n’ai plus le choix.
Résigné, je pousse dans un dernier effort mon vaisseau pour la liberté avant d’entendre le son mat du contact avec l’eau. Je n’ose pas regarder. Je pense à ma mère dont le corps doit se trouver juste en dessous, perdu dans une mer de plastique, et je manque de pleurer en repensant à son rêve de règne sur sa ville chérie. Elle qui était si belle, si naïve, avait cru jusqu’au dernier moment les haut-parleurs du gouvernement qui scandaient le retour à la vie normale depuis leurs hélicoptères sillonnant la ville sans relâche. Plus personne n’y croyait depuis toutes les fausses informations qui avaient circulé sur le réchauffement climatique, la montée des eaux, la saturation en particules polluantes dans l’air et les mensonges liés aux opérations de sauvetage. C’était le peuple qui avait décidé de se prendre en main et d’utiliser canots et bateaux du port pour aller sauver les habitants, un à un, tandis que leurs élus se faisaient la malle dans les montagnes, là où l’air était encore pur et les eaux bien lointaines. Elle, ma mère, ma reine de Nantes, les avait crus jusqu’au bout.
Je m’essuie de dépit les yeux avec ma manche salie par la pollution ambiante et manque étouffer un cri tant soudain ils me brûlent. L’envie de me frapper me traverse alors que je jette un oeil distrait dehors pour apercevoir mon vaisseau, fier, flottant, prêt à m’emmener au loin. Sans perdre un instant, je monte à bord avec mon paquetage et de longues tringles à rideau pour me diriger dans les rues désertées et inondées, le sentant vaciller doucement sans pour autant perdre l’équilibre. La nuit ne va pas tarder à tomber et je n’ai pas envie d’attendre davantage ; ma vie m’attend.
Mon but est simple bien que difficile à mettre en oeuvre tout seul ; atteindre le château des ducs pour rejoindre la Loire et la remonter jusqu’à trouver une rive au sec. La suite, peu importe, je crois que tout ce qui compte pour moi dans l’instant est de quitter cette ville et de trouver la terre ferme, enfin.
- C’est là qu’elle voulait régner…
Je ne peux m’empêcher de m’émerveiller à la vue des tours gigantesques qui sortent de l’eau, mirage fantasque des espoirs de ma mère dont la réalité sordide me frappe soudain en plein coeur alors que la lune éclaire faiblement les cadavres qui s’amoncellent dans un coin. Détournant le regard, je continue à ramer tout en m’aidant des immeubles environnants pour me pousser dans la bonne direction. Je peux presque la distinguer désormais ; énorme, sale, calme, rongeant tout sur son passage, recouvrant l’ancienne gare de son impétueuse arrogance, m’ouvrant son bras gigantesque. La Loire.
Les jours passent dans un calme étonnant. J’ai l’impression que la ville était en réalité beaucoup plus vide que ce que je croyais. J’ai mal partout à force de garder constamment la même position et de ramer, pousser, m’arrimer, forcer contre le courant sans cesse. J’ai fini par renoncer au déplacement uniquement de nuit, impatient de m’extraire du monstre aqueux. Je suis brûlé de toutes parts, mes yeux sont gonflés, des cloques et autres traces étranges ont envahit mon corps, mais je n’en ai cure. J’avance.
Après Thouaré je vois enfin un peu de vert au loin ; on dirait que l’eau est de moins en moins présente et suit davantage le cours naturel du fleuve. À un moment, elle était tellement omniprésente que j’ai eu peur de m’être trompé de direction, ou que le fleuve coule à l’envers, ne voyant plus rien à l’horizon.
C’est magnifique. Tout est vert. Partout. J’ai l’impression que plus je m’approche, moins il fait chaud, moins mon corps me brûle. J’entends des bruissements, des pépiements d’oiseaux. J’ai même l’impression de voir des animaux s’ébattre dans l’eau un peu plus loin.
Encore un petit effort.
Pas une seule habitation, pas de traces humaines. On dirait que la nature a reprit ses droits, qu’elle s’est recréé son identité en-dehors du fleuve. En-dehors de la pollution.
L’eau prend fin ici.
Eberlué, hébété, à moitié fou, je m’avance sur le bord du radeau qui vient de buter contre le rivage. Pleurant toutes les larmes de mon corps, je me relève, malhabile, et pose un pied à terre, puis deux.
- Tu avais raison, maman. Regarde, l’eau s’est retirée.
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