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Florence Sand

La sortie - Nouvelle

La sortie est là, à quelques encablures. Je peux voir la lumière qui filtre à travers la pierre, le vert de la végétation drue qui m’attend au loin, et la chaleur, palpable, qui m’irradie tel un artichaut au soleil. Encore quelques efforts et je serai enfin libre, chaînes tombées, cordeau coupé, esprit délivré de toute entrave et corps prêt à courir un marathon sous la douce brise automnale, avec le ciel bleu comme unique témoin.

— Alastair, qu’est-ce que tu fabriques ? retentit une voix au loin.

Je l’ignore, concentré vers mon unique but, la sortie, cette arche magnifique parcourue de fils d’or, incrustée de gemmes et finement ouvragée, oeuvre d’art d’un autre temps qui brille jusque dans le fond de ma pupille dilatée par l’excitation.

— Alastair, reviens immédiatement ! hurle la voix.

Il est hors de question que je retourne dans ce monde-là, noir, suintant de crasse, régit par des règles incompréhensibles, des droits bafoués et des devoirs obligatoires, des “il faut que”, “il faudrait”, “tu dois”, “tu devrais”, et autres formules restrictives utilisées à tout va et en toutes circonstances. Je n’en peux plus d’être brimé, limité, de devoir gentiment rester à ma place pour plaire au plus grand nombre, de laisser le soleil tarir ses rayons sans qu’ils me soient dédiés, de laisser la nature se verdir puis dépérir sans en avoir profité, de voir au loin cette si belle sortie et de ne jamais l’atteindre. J’en ai marre.

— J’en ai marre ! Je hurle de toutes mes forces. Marre, marre, marre !

Je continue d’avancer, comme si de rien n’était, comme si je ne sentais pas le poids de la responsabilité et de la maturité s’ancrer dans chacune de mes cellules, ralentissant chacun de mes mouvements, créant de la lourdeur dans chacun de mes pas, et le poids de la culpabilité, boulet constant accroché à mes jambes, mes bras, à chacun de mes doigts, à la gouttière de mon nez, à mes petites lèvres charnues, à mes lobes d’oreille, et à tous ces petits poils qui poussent sur l’intégralité de mon corps. Mes yeux, aussi, sont lourds. Tout est lourd. Tellement lourd.


Et puis, tout à coup, sans prévenir, mon esprit renonce.


— Tu en as mis du temps à revenir, cette fois-ci…. souffle la voix avec douceur.

— J’ai vraiment cru que j’allais y arriver… La sortie était là, toute proche. Je pouvais sentir la liberté au bout de mes doigts, fils de soie ténus s’enroulant doucement autour de mes phalanges, m’attirant délicatement vers la lumière… Et puis les chaînes ont tiré d’un coup sec et toute la liberté s’en est allée, comme si elle n’avait jamais existé. L’arche a disparu, la nature s’est éteinte et le soleil a plongé dans un océan de noirceur. Je ne m’y ferai jamais. Je dois continuer, encore et encore, jusqu’à ce que je puisse y arriver. Et alors, je t’emmènerai, et toi aussi tu verras ces splendeurs.

— Tu sais, tu as beau m’en parler depuis des années, je n’ai jamais vu autant que toi. Je me contente de ces éclats de cristaux neigeux que j’entraperçois de temps à autre, puis la voix me rappelle à l’ordre et je me dis qu’elle a bien raison et qu’il est temps de rentrer. C’est plus prudent, pour tout le monde. Tu devrais l’entendre aussi. C’est étonnant que tu puisses rester là-dedans aussi longtemps à chaque fois.

— C’est parce que je ne l’écoute pas. J’essaie de faire le vide dans ma tête et d’oublier cette connasse qui n’arrête pas de jacter ses lois à la con, qui me martèle à longueur de journée ce qui est à autorisé et ce qui est interdit, ce qui…

— Chut !

Elle a pratiquement hurlé. Une sorte de mélange de chuchotement et de cri, nouvelle expression de soi inventée par la panique totale dans laquelle elle se trouve. Depuis le temps, je m’en fous. Ou plutôt, je n’y crois plus.

— Quoi ? je hurle. Je n’ai pas le droit de m’exprimer ? De dire ce qui me passe par la tête ? D’être en désaccord ?

Elle secoue la tête de part et d’autre, visiblement secouée. Puis, sans crier gare, elle descend au sol, comme un ascenseur qui tomberait à pic, le tête sur les genoux, et son corps effectue un mouvement de balancier d’avant en arrière tandis qu’elle fredonne un air connu. Quelque chose d’entêtant, d’insupportable, comme le “Petit Bonhomme en Mousse” ou “Chapeau de paille”. Un truc pour enfants, une comptine oubliée, sans intérêt. Ça m’énerve. Je ressens l’étau de la prison qui se resserre, comme si les murs s’étaient mis à bouger en rythme avec le balancier fou qu’elle exécute à mes pieds. Je n’ai qu’une envie, tenter de retrouver la sortie, repousser les limites de mon corps et de mon esprit, et y aller, enfin.

Mais je sais bien que la laisser là, d’autant plus dans cet état, m’empêchera d’avancer. Je sais bien qu’elle est la plus grosse des chaînes qui me retiennent, la plus solide, et surtout, celle que je ne briserai jamais intentionnellement.

— Ça va aller. Ça va aller…

Je me rapproche d’elle, m’agenouille et l’enlace tendrement, chuchotant à son oreille. Je suis son mouvement de balancier et tente même de suivre sa chansonnette ringarde pendant un moment avant de l’allonger sur le sol et de déposer un baiser sur son front. Ses yeux sont fermés, ses traits tirés, ses lèvres pincées. Tout en elle sent l’enfermement, le repli sur soi, la prison. Comme si des fers et des chaînes entravaient chacun de ses membres, de ses mouvements, mais aussi chacune de ses pensées. Elle est prison. Elle est chaîne. Est-elle également les miennes ?


Anna a fini par s’endormir. Je l’ai portée jusque dans sa chambre, dans son lit douillet, entourée de ses peluches d’enfant et de tous ses jouets. Ici, rien n’a changé depuis un bon paquet d’années. À part pour John, notre chien, décédé il y a de cela quelques années, et nos parents, morts aussi il y a fort longtemps. Je crois qu’on a eu un hamster aussi à une époque, mais j’ai du mal à m’en rappeler. Les jours se ressemblent tellement qu’il est difficile d’imaginer que la vie ait pu se dérouler autrement. Et pourtant, il semblerait que la plupart s’en contentent, acceptent même, pour se protéger et protéger les autres. Pourquoi suis-je si différent ? Pourquoi n’en ai-je tout simplement rien à foutre ? Tous les jours, absolument tous les jours, je tente de m’enfuir, de partir de cet endroit lugubre et sans avenir, où tous les instants de vie se ressemblent et se confondent, où les jours, les semaines et les années se sont tant dilués qu’ils n’ont plus de saveur et que leur ordre est désormais impossible à déterminer.

Je m’installe dans le bureau, allume l’ordinateur. Je ne regarde plus les infos, les fils d’actualité, les nouvelles du monde extérieur. Comment s’assurer de la véracité des informations quand on ne voit plus rien soi-même ? Comment savoir après tant d’années et tant de mensonges si la vérité est ailleurs ou dans ces données assénées avec tant de force sur nos esprits fragilisés et asservis ?

8h42. Je suis en retard. De beaucoup. Il ne reste même pas 10h avant minuit et j’ai 8h42 de travail à effectuer dans ce temps imparti. Ça veut dire que je ne pourrais pas retenter une sortie aujourd’hui. Ça veut dire que j’aurai à peine le temps de manger, de me laver, et qu’il sera surtout impossible de dormir. Si je n’effectue pas mes heures obligatoires, le salaire ne sera pas versé à la fin du mois et la nourriture ne sera pas livrée directement dans le sas. Anna a le droit à moins d’heures étant donné sa condition, mais son salaire ne suffit pas à nous nourrir tous les deux, à payer le loyer, l’électricité, le gaz et internet. Je n’ai donc pas le choix. Sauf si j’arrive à trouver la sortie, la liberté.

Dilemme. Tenter encore une fois la folie de la liberté pour une chimère improbable ou écouter la voix de la raison, de la responsabilité et de l’amour fraternel ?

— Ding ! Bienvenue sur le système gouvernemental de rétribution des ménages. Il vous reste 8h42 à effectuer en 9h46. Souhaitez-vous commencer ?

— Oui…

— Attention, vos jours de congé sont attribués en fonction de votre assiduité. Vous n’avez pour l’instant qu’un seul jour de prévu dans 249 jours. Souhaitez-vous connaître la procédure pour obtenir davantage de jours de congés ?

— Non…

— Très bien. Bonne journée à vous ! Le gouvernement vous félicite pour votre implication et vos efforts répétés.

— C’est ça.

C’est toujours la même merde. Trois lignes à passer à gauche, des données à trier, des colonnes à optimiser et des liens à créer. La seule chose un tant soit peu sympathique, c’est quand on peut appeler des collègues – ou plutôt des inconnus – pour vérifier certaines variables. Ça a le mérite de passer le temps, même si les échanges sont non seulement limités mais monitorés, afin que l’on n’ait pas l’idée de se recontacter par la suite. Trop de complotistes, de réunions fantômes et d’idées fausses qui ont circulé par le passé et fait empirer la crise mondiale pour que le gouvernement laisse trop de marge de manoeuvre aux dissidents. Il n’empêche que j’ai quand même trouvé une parade…

— Marc ? C’est toi ? je demande à petite voix à travers le micro.

— Salut Alastair ! On fait bien de rester sur le même fichier de données. N’empêche, j’ai cru que tu n’allais jamais te connecter. Tu as vu tout le travail qu’il reste à faire ? Et il est déjà si tard !

— Oui, je sais, m’en parle pas… J’ai encore tenté une sortie…

Silence au bout du fil. A-t-on été coupés ou tente-t-il une pause dramatique ?

— Alors… tu as vu quoi cette fois-ci… ? reprend-t-il enfin.

— C’était magnifique… Je l’ai sentie, je te jure. L’arche était là, plus réelle que jamais, dorée, avec des détails aussi fin que de la dentelle, et puis, au loin, le soleil qui me réchauffait davantage qu’un radiateur, la nature, verdoyante, resplendissante, le chant des oiseaux, tout… tout était si beau, si irréel… Je sens que je n’en suis pas bien loin. Je ne sais pas comment faire pour y arriver, pour pousser d’encore quelques mètres et toucher la vérité. Puis je reviendrai et j’en parlerai partout, je travaillerais sur tous les fichiers de données s’il le faut et je parlerai à tous les autres travailleurs, je leur dirais ce que j’ai vu, je les inviterai à faire de même, et nous recréerons un monde nouveau, un monde libre, plus spacieux, humain, un monde comme celui des générations précédentes…

— Tu divagues mon vieux… Je demanderai que ça, crois-moi, mais c’est juste pas possible. Et puis combien accepteront de t’écouter ? Combien te croiront ?

— Un seul suffira. Un seul, qui fera de même, et chacun de ces grains de sable deviendra machine infernale qui déferlera sur le monde et entraînera tout sur son passage. La dune grandira jusqu’à engloutir les rivages de l’ignorance et la connaissance coulera cette société pourrie.

“Biiiiiip”

“Vous avez été déconnecté pour insubordination et non-professionnalisme. Ceci est votre premier avertissement. Votre salaire a été réduit de moitié pour ce mois-ci.”

Je bous intérieurement. Je n’ai qu’une seule envie, hurler, crier mon désespoir et ma colère et balancer cet ordinateur de malheur à travers la pièce, détruire la maison pierre par pierre et recouvrer ma liberté inconnue, découvrir et expérimenter des expressions telles que “libre comme l’air” ou “se rouler dans l’herbe”. Mais je me contiens. Si je hurle, il y aura encore moins d’argent. Donc moins de nourriture. Moins de chauffage. Moins d’internet. Moins d’eau. À cause de mes actions, Anna maigrira, dépérira, s’ennuiera, et puera. Je n’en ai pas le droit.

Je prends trois grandes inspirations et me reconnecte. Il me reste 7h52 pour 8h14 restantes. Je suis vraiment dans la merde. Je n’ai plus le droit à l’erreur.


— Alastair, Alastair !

Je baille à m’en décrocher la mâchoire. Anna est penchée au-dessus de moi, l’air soucieux.

— Tu m’as vraiment pas l’air d’aller bien en ce moment, tu sais ? Tu me fais peur. Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi tu veux passer autant de temps à poursuivre des chimères ? Tu n’es pas heureux avec moi ? Tu n’aimes pas notre vie ?

Pourquoi est-ce qu’elle a même besoin de se poser la question ? Je ne peux pas m’empêcher d’écarquiller les yeux, hébété. Je sais bien qu’elle s’habitue à cette vie, que c’est à dire vrai la seule forme de subsistance qu’elle ait jamais connue… mais comment s’en contenter ? Comment accepter ce sort injuste ? Surtout après avoir vu… L’a-t-elle jamais vu ?

Je me lève d’un coup, manquant heurter le front baissé au-dessus du mien. Anna fait un bond en arrière, surprise. J’attrape sa petite quenotte, toujours aussi menue après tant d’années. Depuis quand n’ai-je pas pris ainsi la main de ma petite soeur adorée ? Depuis quand ne suis-je plus que l’ombre de moi-même, à la recherche d’une liberté impossible ? Je m’arrête soudain dans mon élan, indécis. Est-ce le bon choix ? Ne vais-je pas l’entraîner dans une spirale infernale de non-suffisance et de révolte ?

Je me retourne soudain et regarde son petit visage blafard qui n’a jamais vu le soleil. Ses grands yeux verts toujours inquiets et larmoyants, ses pommettes roses charnues au-dessus de ses joues creuses, ses lèvres fines et blanches toujours serrées et résignées. Elle n’a plus rien à voir avec la petite fille qui courait après notre chien dans le jardin et la roseraie de notre mère. Il n’y a plus d’espoir dans ses yeux, plus d’envies. Juste un vide. Un vide comblé par la seconde suivante, par les informations, la nourriture délivrée et le travail obligatoire.

Je resserre mon étreinte sur sa main. Elle pousse un petit gémissement plaintif, comme une bête blessée et traverse les différentes pièces de la maison. Le couloir sombre à peine éclairé par de grands néons blanchâtres, le second bureau, les escaliers en colimaçon, la salle à manger puis la cuisine et le salon, et enfin, le cellier, au bout, et son sas flambant neuf, d’un blanc éclatant, détonnant avec tout le reste de la maison. Et là, sur le côté, une pierre descellée. Je fais s’asseoir Anna sur le sol devant le sas et m’attelle à enlever les pierres, une par une. J’ai beau faire ça tous les jours depuis des années, l’excitation est toujours la même, voire décuplée aujourd’hui par la présence forcée d’Anna. Cette dernière se relève d’ailleurs tout à coup pour s’enfuir, mais je suis plus rapide. Je l’attrape par la taille et la ramène à moi, chuchotant dans son cou, tentant de la rassurer. Puis je la maintiens fermement d’une main et continue à desceller les pierres de l’autre. Ça me prend du temps, beaucoup plus que d’habitude.

Et puis, enfin, je descelle la dernière pierre. C’est sombre là-dedans, d’un noir d’encre. On dirait qu’il n’y a que le néant, ou un autre mur de pierres, plus loin, qui cache toute la lumière. Mais moi, je sais bien que la vérité est toute autre.

Je pousse Anna dans la nuit noire. Elle pousse un cri, puis se fige.

— Anna ? Tout va bien ? Que vois-tu…? je demande d’une voix douce.

Elle ne me répond pas. Je la pousse un peu plus loin, tout en m’agrippant à elle afin de ne pas la perdre, au moins au toucher, et j’avance moi aussi dans la nuit noire. Il n’y a rien. Rien de plus que mes chaînes, mon esprit embrumé et ma liberté bafouée. Devant moi, pas d’arche, pas de vert, pas de soleil, pas d’Anna non plus. Je n’entends que son souffle et sens sa robe en coton froissée dans ma main.

— Anna…?

Elle ne me répond toujours pas.

— Quand je viens ici, je commence d’une voix douce, je vois la liberté qui s’élance au-devant de mon être. Je peux sentir le vent sur ma peau, la chaleur du soleil qui réchauffe chacun de mes membres et la végétation qui vient chatouiller mes narines. Je vois une arche, gigantesque, faite d’or et de pierres précieuses, qui resplendit dans la nuit et guide mon chemin. Est-ce que tu la vois ?

— Alastair… J’ai peur… souffle Anna, terrifiée, la voix tremblotante.

J’essaie de lui transmettre mes espoirs, mes envies, mon courage. J’essaie de la guider avec mon esprit, de lui envoyer toutes les ondes positives possibles et inimaginables. J’essaie de la rassurer, de la cajoler, de l’imaginer serrée tout contre moi, avec notre chien et nos parents, profitant d’un beau ciel d’été, assis dans l’herbe à pique-niquer et à profiter de la vie, de notre liberté. Et puis, soudain, je comprends. Je décale ma chaîne sur le côté et passe devant. Je traîne derrière moi mon cordon que je considère tout à coup comme une extension de moi, et j’avance, tenant sa main et l’agrippant de toutes mes forces.

— Tout va bien aller Anna, fais-moi confiance…

Je la sens qui se détend et accepte les ténèbres, et moi, son frère, comme guide aveugle. Soudain, le passage se crée devant moi et l’arche apparaît. Peu importe si Anna ne la voit pas, peu importe si elle n’existe que pour moi. Peu à peu, mes chaînes se délient, peu à peu, mon corps prend de la vigueur et de la force, s’allège de son fardeau et de ses peurs et avance comme jamais encore. Et là, soudain, l’arche est au-dessus de nous, flamboyante, imposante et évanescente à la fois. Nous basculons dans un océan de lumière envahit d’odeurs délicieuses oubliées depuis bien longtemps. Là, assis dans l’herbe, nous admirons les collines baignées de soleil, les arbres et autres plantes qui ont assaillit les maisons environnantes, les oiseaux et les papillons qui volent tout autour, et les fleurs, de toutes les couleurs qui embaument le monde de mille saveurs inconnues. Je me retourne et découvre sur le visage d’Anna des milliers de rides, une peau fanée, et pourtant, le sourire qui éclaire son visage est celui d’une enfant, d’une petite soeur, d’un humain qui enfin recouvre sa liberté, d’un oiseau sorti de sa cage. Nous sommes libres. Nous sommes vivants. Nous sommes de retour dans le monde réel.

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