- Tu prends cette pierre et tu la jettes fort, très fort.
- Et si en la jetant je blesse un animal, ou quelqu’un que je ne vois pas ?
- Je m’en fous. Jette cette pierre je te dis.
Je prends mon élan, balance mon bras, une fois, deux fois, trois fois, puis j’ouvre un à un les doigts, tout doucement, tout en fixant d’un regard de défi celui dont la colère commence à poindre dans le bleu océan de ses yeux. Ses sourcils se plissent, ses lèvres se crispent en un pincement douloureux, et avant même que la pierre ne tombe au sol en un bruit mat, une claque retentit sur ma joue gauche avec violence. J’ai l’impression que les oiseaux s’envolent d’un coup, faisant tournoyer leurs plumes arrachées par la surprise au milieu d’une tornade de feuilles d’automne, et que les grenouilles ont toutes plongé en même temps dans l’étang, avec leur « plouf » si caractéristique. Ma joue ne serait pas en feu, j’en rirai.
- Sale gosse !
Il tente un deuxième lancer mais je suis plus rapide et m’enfuis en courant. La pierre, elle, est restée au sol. J’espère qu’il se prendra les pieds dedans, qu’il trébuchera et tombera dans l’étang, et qu’une grenouille l’étouffera de sa peau gluante qui le débecte tant.
Il ne prend même pas la peine de me suivre, il sait que je ne peux pas m’enfuir, que, quoiqu’il arrive, je serai de retour à la nuit tombée, prêt à me glisser dans mes draps chauds après un bon bol de soupe brûlante, à attendre l’histoire du soir pleine de promesses et de jours heureux, parce que je ne suis qu’un enfant. Et qu’un enfant n’a jamais le choix. Et si pour une fois il avait tort ? Et si, pour une fois, je ne respectais pas l’ordre établit et que je tentais de suivre mon propre chemin ? C’est quoi, d’ailleurs, son chemin ? Est-ce qu’on le voit pavé d’or et d’argent quand on atteint les 18 ans ? Est-ce que le monde nous offre une vision onirique de ce que sera notre avenir, de ce que l’on doit devenir ? Suis-je destiné à gagner plein d’argent dans un métier qui me convient, ou au contraire à être pauvre et coincé dans une tâche ingrate dont personne ne veut ? Serai-je entouré d’hommes et de femmes, d’un ou d’une seule, ou serai-je seul au monde, sans personne à mon chevet au jour de ma mort ?
Je balaie un frisson d’un coup d’épaules.
La route poussiéreuse brille par endroits, là où le soleil tape sur le mica réduit à l’état de grains, et quelques feuilles rougies par l’automne se prélassent dans leurs reflets. C’est beau. Comme une peinture de sable où la nature aurait savamment disposé ses couleurs. Est-ce cela mon chemin ?
« Je te hais », je souffle, comme s’il pouvait m’entendre. Je ne crois même pas que cela lui soit adressé. C’est comme une phrase qu’on jette en l’air sans vraiment y penser, pour crier à la face du monde l’injustice, la peur, l’horreur, mais surtout l’injustice. Parce que rien n’est juste ici bas, parce que la vie est trop difficile, parce que les choix sont impossibles à faire, parce que l’avenir paraît faussé. La réalité, c’est que j’ai peur, que je suis terrifié à l’idée de devenir un adulte, de devoir gérer les autres, les menteurs, les mauvais, les bons, l’argent, les relations, l’amour, la haine, le désespoir. J’aimerais que les choses soient simples, plus simples, pas qu’elles s’enveniment et me fassent perdre la tête. Je veux rester un enfant qui désobéit quand il en a envie, s’énerve et s’insurge, se révolte et hurle, mais qui garde les pieds sous la table le soir venu, et qui n’a aucune autre forme de responsabilité. Ma vie. Ma vie. Si complexe déjà, aux émotions si puissantes, qui bouleversent, s’étiolent, grandissent, se tarissent, s’amenuisent, puis enflent, explosent, débordent. Déjà tant à gérer.
Quand je vois les adultes, je me demande s’il y a eu un bouton off à pousser. Comme la vision de leur avenir qui apparaît, ont-ils soudainement un manuel pour comprendre comment gérer tout le reste ? Un livre « interdit aux moins de 18 ans » qui donne toutes les billes pour ne pas devenir une pierre au fond d’un étang.
Au loin, le soleil commence déjà à se coucher. Je n’ai pas l’impression erré bien longtemps pourtant. Le temps passe si vite quand on s’enfuit. C’est comme si j’étais parti depuis 3 jours, 4 peut-être même. Je me demande s’ils sont inquiets à la maison. S’ils pleurent, regrettent, scandent mon nom comme une formule magique. Le repas doit déjà être sur la table, le feu allumé dans la cheminée, les bouillotes mises sous mes draps.
Le vent frais s’insinue dans mes vêtements, crée des sillons glacés le long de mes articulations, des rivières gelées dans le creux de mes genoux, des perles de pluie sur mes joues asséchées.
Je ne veux pas rentrer. J’ai l’impression que si je rentre, je vais pousser d’un coup, devenir un géant, et tout perdre. Est-ce qu’on met les enfants dehors quand ils deviennent adultes ? En même temps que la vision et le manuel ? Leur donne-t-on un panier avec tout le nécessaire de survie et la prochaine destination pour rencontrer la personne qu’il faut, trouver le métier qui correspond, et le mentor qui expliquera tout ce qu’il y a à faire ?
J’ai froid. J’ai faim aussi. Et si j’avais accéléré mon trépas ? Et si j’avais manqué les étapes nécessaires à ma croissance ? Je m’arrête. La lune est déjà là. On dirait des hurlements au loin. Des loups ? Ça existe encore, ça ? Des voleurs ? Des majeurs qui se sont perdus, regroupés en clan et qui mangent les enfants lors des nuits de pleine lune ? La lune n’est pas pleine, mais peu importe, je parie qu’ils s’en foutent.
« Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !!!!!!!!!! »
Le cri est sorti de moi sans que je ne le sente débarquer. Il m’a pris par surprise. Et mes jambes aussi décidément n’en font qu’à leur tête, faisant demi-tour, courant de toutes leurs forces.
Tout compte fait, il n’était pas si tard. Le repas cuit encore sur le feu, et personne n’est encore à table. J’ai même l’impression que la lune est retournée dans sa cave et que le soleil a décidé qu’il n’était pas encore l’heure de se coucher. J’ai cru partir des heures, des jours, presque des semaines même, mais personne ne s’est rendu compte de mon absence. Comme si j’étais allé cueillir des fleurs, jouer dans la cour ou chercher du pain.
Je ne suis finalement pas encore un adulte. Je n’ai pas reçu mon panier. Peut-être demain. Peut-être pas. Peut-être jamais.
Sur la table, un caillou est posé.
Je le saisis.
Sa forme épouse parfaitement celle de ma main.
Un. Deux. Trois. Quatre.
Bruit sourd.
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